13
L’œil du témoin

 

 

Nous étions assis sur un banc, le long des planches, et nous contemplions, George et moi, la plage qui s’étendait à perte de vue et la mer écumante au loin. Je me laissais aller au plaisir anodin d’observer les jeunes femmes en bikini en me demandant ce qu’elles pouvaient retirer des beautés de la vie, puisqu’elles y contribuaient pour une bonne moitié.

Connaissant George comme je le connaissais, je soupçonnais fort ses pensées d’être beaucoup moins noblement esthétisantes que les miennes. J’étais même sûr qu’elles tournaient autour de certains aspects beaucoup plus concrètement exploitables de ces mêmes jeunes personnes.

C’est donc avec une surprise considérable que je l’entendis prononcer les paroles suivantes :

— Ah, mon pauvre vieux… Si je m’écoutais parler, je dirais bien que nous sommes ici à savourer les beautés de la nature incarnées par les formes divines de la femme, et pourtant… la vraie beauté n’est pas, elle ne peut pas être aussi ostensible. La beauté véritable est un bien si précieux qu’il faut qu’elle soit celée aux yeux de l’observateur trivial. Vous n’aviez jamais songé à cela ?

— Non, répondis-je. Je n’y avais jamais songé, et je dois dire qu’alors même que vous m’y faites penser, je n’y songe pas davantage. Et qui mieux est, je ne crois pas que vous y ayez jamais réfléchi vous-même.

George poussa un profond soupir.

— Parler avec vous, mon pauvre vieux, produit un peu le même effet que de nager dans la mélasse : on obtient un rendement très faible pour des efforts considérables. Je n’ai pas pu faire autrement que de voir comme vous regardiez cette grande déesse ici présente, celle dont les évocations de vêture arachnéenne ne risquent guère de dissimuler les rares pouces carrés d’anatomie qu’ils prétendent recouvrir. Vous devez tout de même bien comprendre que les attributs qu’elle exhibe ne sont que pures superficialités ?

— Je n’ai jamais beaucoup exigé de la vie, dis-je avec l’humilité qui m’est coutumière. Je me contenterais de ce genre de superficialités.

— Réfléchissez à quel niveau de beauté pourrait parvenir une jeune femme, même de celles qu’un œil profane, tel que le vôtre, trouverait apparemment dotées de peu de charmes, si elle était détentrice de ces splendeurs éternelles que sont la bonté, l’altruisme, la joie de vivre et un dévouement empressé à autrui – autant de vertus, en bref, qui déversent l’or et la grâce sur une femme.

— Ce que je crois, George, dis-je, c’est que vous avez trop bu. Au nom du ciel, qu’est-ce que vous pouvez bien connaître à de telles qualités ?

— Elles me sont parfaitement familières, répondit George avec hauteur, car je m’y adonne assidûment et à fond.

— Sans aucun doute, répondis-je, mais alors, uniquement dans le secret de vos appartements privés, et dans le noir.

 

Je ferai abstraction de ce commentaire trivial (c’est George qui parle), et je vous dirai que, même si je n’avais pas une connaissance personnelle de ces vertus, j’en aurais tout appris grâce à une jeune femme nommée Melisande Renn, que son mari aimant, Octavius Ott, n’appelait jamais autrement que Maggie. C’est également le nom que je lui donnais, car elle était la fille d’un de mes plus chers amis, aujourd’hui décédé, hélas, et pour elle, j’avais toujours été son oncle George.

Je dois avouer que, tout comme chez vous, une parcelle de mon être ne dédaigne pas les qualités subtiles de ce que vous qualifiez de « superficialités ». Oui, mon pauvre vieux, je sais que c’est moi qui ai employé ce terme le premier, mais nous n’arriverons jamais à rien si vous m’interrompez constamment pour des futilités.

Il me faut également admettre que, par suite de cette infime imperfection de ma personne, lorsque, dans un accès de joie légitimement provoqué par ma vision, elle me jetait ses bras autour du cou en se mettant à piauler, cette manifestation d’allégresse ne me plongeait pas tout à fait dans le même ravissement que si elle avait été plus généreusement dotée par la nature. Elle était plutôt mince et le spectacle de ses os saillants avait quelque chose de douloureux. Elle avait un nez épaté, pas de menton, et ses cheveux rares et raides retrouvaient la couleur du pelage de la femelle du kangourou, tandis que ses yeux avaient opté pour un gris-vert indéfinissable. Ses pommettes larges lui donnaient des faux airs de hamster qui aurait récemment mené à bien une imposante collecte de graines et de noix. En bref, ce n’était pas précisément le genre de jeune femme dont l’entrée en scène détermine chez les jeunes mâles de l’assistance une accélération du rythme cardiaque et un irrésistible besoin de se rapprocher d’elle.

Mais elle avait bon cœur. Aussi accueillait-elle avec un petit sourire nostalgique le tressaillement ostensible du jeune homme standard qui la rencontrait pour la première fois sans mise en garde préalable. Elle avait fait office de demoiselle d’honneur pour toutes ses copines à tour de rôle, cela avec une batterie constamment renouvelée de sourires désabusés ; elle était marraine d’une quantité impressionnante de marmots, avait servi de baby-sitter à tout un contingent d’autres, et était imbattable au biberon ainsi que le démontrait sans ambiguïté un long mois plein de dimanches.

Elle portait de la soupe chaude aux pauvres méritants, et aux autres ; encore que d’aucuns prétendissent que c’étaient justement ceux qui n’en valaient pas la peine qui méritaient le plus sa visite. Elle assumait, au niveau paroissial, des activités diverses et variées, et plusieurs fois chacune : une fois pour elle-même, et autant de fois que nécessaire pour ses amies qui préféraient les séductions inavouables des salles de cinéma aux charmes du bénévolat. Elle donnait des cours de catéchisme aux enfants, que cette épreuve réjouissait fort, grâce à ce qu’ils prenaient pour ses grimaces. Elle leur faisait aussi très souvent une lecture commentée des neuf commandements. (Elle avait renoncé à leur parler de celui sur l’adultère, l’expérience lui ayant enseigné qu’il entraînait invariablement des questions gênantes.) Elle était également volontaire à la bibliothèque publique locale.

Évidemment, elle avait, dès l’âge de quatre ans environ, perdu tout espoir de se marier. La simple éventualité de décrocher un rendez-vous occasionnel avec un membre du sexe opposé lui faisait, depuis sa dixième année, l’effet d’un rêve chimérique.

Je ne compte pas les fois où elle m’a dit :

— Je ne suis pas malheureuse, oncle George. Le monde des hommes m’est fermé, bien sûr, à l’exception de votre chère personne, naturellement, et de la mémoire de mon pauvre papa, mais il y a beaucoup plus de vrai bonheur dans le fait de faire le bien.

Et c’est ainsi qu’elle visitait les pensionnaires de la prison locale pour leur plaider le repentir et les ramener sur le droit chemin. Seuls un ou deux des plus indécrottables se portaient volontaires pour le régime cellulaire les jours où elle devait leur rendre visite.

 

Jusqu’au jour où elle rencontra Octavius Ott, un nouveau venu dans le voisinage. Ce jeune ingénieur en électricité était investi d’un poste à responsabilités dans la centrale locale, et l’on avait tout lieu d’espérer qu’il y fournirait une carrière honorable. C’était un élément de valeur – sérieux, travailleur, persévérant, courageux, honnête et respectueux mais il n’était pas ce que nous envisagerions, vous et moi, sauf peut-être sous la menace, de qualifier de séduisant. En fait, sans vouloir insister exagérément sur cet aspect des choses, il ne serait venu à l’idée d’aucun individu dûment répertorié comme tel, dans toute l’histoire connue, de le ranger dans la catégorie des jolis garçons.

L’imagination se cabre à la seule idée de tracer son portrait physique, mais je vais malgré tout m’efforcer de vous décrire le personnage. On eût dit un pou vu au microscope ; il se laissait pousser le front – ou, pour être plus précis, s’était laissé pousser dans les grandes largeurs – une sorte de front bosselé, couronnant un nez en pied de marmite, des lèvres trop fines et comme inexistantes, des oreilles plantées bien au large du crâne, et une pomme d’Adam proéminente. Ce qui lui restait de cheveux donnait l’impression d’avoir longuement rouillé là, et son visage et ses bras étaient l’objet d’un semis irrégulier de taches de rousseur. Il avait vraiment l’air d’un accident génétique.

Il se trouve que j’étais avec Maggie lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois, Octavius et elle. Cela se passa dans la rue, et aucun des deux n’était préparé à une telle vision, aussi sursautèrent-ils tous deux comme des chevaux ombrageux soudainement confronté à un troupeau de clowns dûment coiffés d’une douzaine de perruques et sifflant dans autant de sifflets. L’espace d’un instant, je crus que Maggie et Octavius allaient se cabrer et se mettre à hennir.

Cet instant passa pourtant, et chacun parvint à réprimer la vague de panique à laquelle il avait failli succomber. Elle se contenta de placer sa main sur son cœur, dans l’espoir sans doute d’empêcher l’organe récalcitrant de bondir de sa cage thoracique à la recherche d’un gite plus sûr, tandis qu’il s’épongeait le front comme pour effacer un souvenir effroyable.

J’avais déjà fait la connaissance d’Octavius quelques jours auparavant, aussi étais-je en mesure de faire les présentations. Chacun tendit la main avec circonspection, peu tenté, apparemment, de compléter ce premier contact visuel d’un aperçu tactile, si vous voyez ce que je veux dire.

Plus tard, cet après-midi-là, Maggie rompit un long silence et me dit :

— Ce Mr. Ott semble être un drôle de jeune homme, décidément…

— On ne juge pas l’arbre à l’écorce, ma chère, répondis-je avec l’originalité métaphorique qui fait la joie de tous mes amis.

— Mais l’écorce est néanmoins là, oncle George, fit-elle gravement, et on ne saurait totalement s’en abstraire. J’irais jusqu’à dire qu’une jeune femme moyenne, frivole et insensible, ne ferait que peu de cas d’un Mr. Ott. Aussi serait-ce faire acte de gentillesse que de lui prouver que toutes les jeunes femmes ne sont pas forcément dépourvues de sensibilité, mais que l’une d’elles au moins ne tourne pas le dos à un jeune homme pour une malheureuse ressemblance avec un… euh… (Elle s’interrompit, aucun ressortissant de la gent animale susceptible de lui être comparé ne lui venant à l’esprit, et c’est platement, mais non sans chaleur, qu’elle conclut)…enfin, je ne sais quoi. Je me dois d’être gentille avec lui.

J’ignore si Octavius avait un confident auquel il pouvait similairement livrer son cœur. On peut craindre que non, car rares sont ceux de nos contemporains qui jouissent de l’intimité d’un oncle George. Toutefois, j’ai de bonnes raisons de croire, à en juger par la suite des événements, que les mêmes pensées lui vinrent à l’esprit – symétriquement, bien entendu.

Quoi qu’il en soit, chacun s’efforça d’être gentil avec l’autre, à titre expérimental et non sans maladresse au départ, puis cordialement, et enfin avec passion. Ce qui n’était d’abord que rencontres fortuites à la bibliothèque devint bientôt visites au zoo, puis soirées au cinéma et invitations à danser, jusqu’à ce que l’on puisse décrire ce qui se passa entre eux que comme des – passez-moi l’expression – rendez-vous galants.

Toutes les fois qu’ils voyaient l’un deux, les gens s’attendaient dorénavant à voir arriver l’autre, car ils formaient maintenant un couple indissociable. D’aucuns commencèrent à se plaindre dans le voisinage qu’une double dose d’Octavius ou de Maggie était plus que l’on ne pouvait exiger de humain qu’il en supportât, et un certain nombre d’élitistes particulièrement sourcilleux investirent dans des lunettes noires.

Je n’irais pas jusqu’à dire que je ne partageais aucunement ce point de vue extrême, mais d’autres, plus tolérants – et plus réalistes aussi, peut-être soulignèrent que les traits de l’un se trouvaient, par un hasard particulier, rigoureusement à l’opposé des traits correspondants de l’autre. Lorsqu’ils étaient ensemble, ils avaient en quelque sorte tendance à s’annuler mutuellement, de sorte que la vision des deux à la fois était plus supportable que le spectacle de chacun d’eux pris individuellement. Du moins est-ce ce que prétendaient quelques particuliers.

Tant et si bien qu’un beau jour, Maggie me tomba dessus et me dit :

— Oncle George, Octavius est la lumière de mon existence. Il est fort, résolu, vigoureux et d’une grande fermeté. C’est un homme admirable.

— Dans son for intérieur, ma chère, dis-je, je suis persuadé qu’il est tout cela. Toutefois, son apparence extérieure est…

— Adorable, répondit-elle fortement, résolument, vigoureusement et avec une grande fermeté. Il éprouve à mon égard les mêmes sentiments que moi envers lui, et nous allons nous marier.

— Otto et toi ? dis-je faiblement.

Une image de l’issue probable d’une telle union s’imposa involontairement à mes yeux et je crus défaillir.

— Oui. Il m’a dit que j’étais le soleil de sa joie de vivre et la lune de son bonheur terrestre. Il a également ajouté que j’étais les étoiles de tous ses plaisirs. C’est un homme très poétique.

— En effet, répondis-je d’un air dubitatif. Et quand comptez-vous vous marier ?

— Dès que possible, dit-elle.

Je ne pus que serrer les dents. Très fort. Les bans furent publiés, les préparatifs eurent lieu, le mariage se déroula et c’est moi qui conduisis la mariée à l’autel du sacrifice. Pour rien au monde, les voisins n’auraient voulu manquer ça. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Même le prêtre se permit de laisser une ombre d’étonnement lui effleurer le visage.

Personne, au demeurant, ne me semblait contempler le jeune couple avec la béatitude que commandaient les circonstances. Pendant toute la cérémonie, l’assistance examina attentivement ses divers genoux. Sauf le prêtre, qui préféra conserver le regard obstinément braqué sur le vitrail surmontant le porche de l’église.

 

À quelque temps de là, je quittai le secteur pour prendre mes quartiers dans une autre partie de la ville, et je perdis quelque peu Maggie de vue. Mais onze ans plus tard, j’eus l’occasion de revenir dans le coin, à la suite d’un investissement dans les travaux d’un érudit de mes amis, lequel s’était spécialisé dans l’étude comparée des talents à la course de ces quadrupèdes généralement nommés chevaux. J’en profitai pour rendre visite à Maggie, qui était, entre autres qualités cachées, une cuisinière de grand talent.

J’arrivai, par le plus grand des hasards, à l’heure du déjeuner. Octavius était à son travail, mais ce n’était pas grave. Je ne suis pas égoïste et c’est avec plaisir que je dégustais sa portion en plus de la mienne.

Je ne pus malgré tout m’empêcher de remarquer la tristesse qui ombrageait le visage de Maggie.

— Seriez-vous malheureuse, Maggie ? lui demandai-je au café. Votre mariage ne marche pas ?

— Oh non, oncle George, répondit-elle avec véhémence. Notre mariage est béni du ciel. Bien que nous n’ayons pas connu le bonheur d’avoir des enfants, nous sommes tellement épris l’un de l’autre que c’est à peine si nous avons conscience de ce manque. Nous vivons dans une mer perpétuelle de félicité et nous ne pourrions rien demander de plus à l’univers.

— Je vois, dis-je comme si je marchais sur des œufs. Alors pourquoi ce soupçon de tristesse que j’ai l’impression de détecter en vous ?

Elle hésita, puis finit par exploser.

— Oh, oncle George, vous êtes un homme si sensible. Il y a bien une chose qui vient mettre un peu de sable dans les rouages de notre béatitude.

— Et de quoi s’agit-il ?

— Mon aspect physique.

— Votre aspect physique ? Qu’est-ce qui ne va pas… Incapable de conclure, je ravalai la fin de ma phrase.

— Je ne suis pas jolie, déclara Maggie mezzo voce, comme si elle dévoilait un secret bien gardé.

— Ah ! dis-je.

— Et je voudrais l’être – pour l’amour d’Octavius. Je voudrais être jolie juste pour lui.

— Se plaindrait-il de votre… physique ? demandai-je avec toute la prudence de rigueur.

— Octavius ? Certainement pas. Il supporte son fardeau avec un noble silence.

— Alors comment savez-vous qu’il en souffre ?

— C’est mon cœur de femme qui me le dit.

— Mais, Maggie, Octavius n’est pas lui-même… euh, ce que l’on peut appeler d’une grande beauté…

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? s’indigna Maggie. Il est merveilleux.

— Mais lui, il vous trouve peut-être merveilleuse.

— Oh non, répondit Maggie. Comment pourrait-il penser cela ?

— Eh bien, s’intéresse-t-il aux autres femmes ?

— Oncle George ! fit Maggie, choquée. Quelle vile pensée ! Vous m’étonnez. Octavius n’a d’yeux que pour moi.

— Alors qu’importe que vous soyez belle ou non ?

— C’est pour lui, dit-elle. Oh, oncle George, je voudrais tant être belle pour lui.

Et, bondissant sur mes genoux de la façon la plus inattendue et la moins agréable qui soit, elle humecta le revers de mon veston du suc de ses glandes lacrymales. Je dois à la vérité de dire que j’étais trempé à tordre lorsqu’elle eut terminé.

J’avais déjà, vous l’aurez compris, découvert Azazel, le démon de deux centimètres auquel j’ai peut-être fait Allons, mon vieux, vous n’avez pas besoin de marmonner « Ad nauseam » avec cet air pincé. Si j’écrivais comme vous, j’éviterais de prononcer le mot de « nausée » à tort et à travers.

Enfin, bon, j’invoquai Azazel.

 

Lorsqu’il arriva, Azazel était endormi. Il avait un sac de je ne sais quelle matière verdâtre sur la tête, et seuls les petits couinements suraigus qui en émanaient à intervalles rapprochés semblaient indiquer que ce minuscule organisme était toujours vivant. En dehors du fait que, de temps en temps, sa microscopique queue, qu’il a fort musculeuse, ma foi, se raidissait et se mettait à vibrer avec un léger vrombissement.

J’attendis quelques minutes qu’il se réveille de lui-même, mais ne voyant rien venir, je retirai délicatement le sac qui lui couvrait la tête avec une pince à épiler. Il ouvrit lentement les yeux, accommoda sur moi… et sursauta d’une façon qui me parut quelque peu exagérée.

— Pendant un instant, dit-il, j’ai cru que c’était un cauchemar. Je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi horrible que toi !

— J’ai quelque chose à te demander, fis-je, ignorant ce puéril accès d’humeur.

— Naturellement, répondit Azazel, non sans aigreur. Tu penses peut-être que je m’attends à ce que tu me proposes un jour de faire quelque chose pour moi ?

— Je n’aurais rien de plus pressé, repris-je d’un ton suave, si mes misérables facultés me permettaient de mettre à ton service quoi que ce fût qu’un personnage de ton rang et investi de tes pouvoirs daignât trouver d’une utilité significative.

— Exact, exact, répondit mon Azazel, considérablement amadoué.

Je dirais que la réceptivité de certains esprits à la flatterie a quelque chose de véritablement écœurant. Vous, par exemple : il suffit de vous demander un autographe pour vous voir délirer de joie, et… Mais j’en reviens à mon histoire.

— De quoi s’agit-il cette fois ? demanda Azazel.

— Je voudrais que tu rendes une jeune femme belle.

— Je ne suis pas certain d’être en mesure de faire une chose pareille, répondit-il avec un tressaillement. Les canons de ce que ton espèce vitale aussi lamentable que bouffie d’orgueil considère comme la beauté sont atroces.

— Peut-être, mais ce sont les nôtres. Je vais te dire ce qu’il faut faire.

— C’est toi qui vas me dire ce que j’ai à faire ? hurla-t-il d’une voix vibrante de rage. C’est toi qui vas me montrer à moi comment stimuler et modifier l’implantation de ses follicules pileux, comment raidir certains de ses muscles, comment allonger ou raccourcir ses os ? Non mais je te demande un peu ? C’est toi qui vas m’expliquer tout ça ?

— Pas du tout, répondis-je humblement. Seul un être doté de tes sublimes talents peut être en mesure de jongler avec les mécanismes subtils requis par une telle entreprise. Mais tu me permettras peut-être quand même de mentionner les effets recherchés par ce, euh… traitement de surface.

Azazel s’adoucit à nouveau, et nous passâmes en revue les détails de l’opération.

— N’oublie pas, surtout, lui dis-je, que le résultat ne doit se faire sentir que progressivement, pendant une période de soixante jours au moins. Une métamorphose trop brutale risquerait de susciter des commentaires superflus.

— Tu veux dire, reprit Azazel, qu’il faudrait que je passe soixante journées de ton horrible monde à superviser, rajuster et rectifier le tir ? Cela voudrait-il dire qu’à ton avis mon temps ne vaut rien ?

— Ah, mais après cela, tu pourras faire connaître le résultat de ton expérimentation au moyen d’une communication décisive dans l’une des publications biologiques de ton univers. Rares sont les individus qui auront eu les moyens et la patience d’entreprendre cette tâche, même chez toi. Tu en retireras un immense prestige.

Azazel hocha la tête d’un air pensif.

— Je n’ai que du mépris pour les louanges de la plèbe, bien sûr, mais je me dis toujours que je me dois de jeter la lumière dans les masses et de donner l’exemple aux représentants moins brillants de mon espèce. (Il poussa un soupir ; du moins interprétai-je ainsi le sifflement strident qui émana de lui.) C’est pénible et fastidieux, mais tel est mon devoir.

 

J’étais également investi de certaines obligations, et me débrouillai pour rester dans les parages pendant toute la durée de l’intervention. Cet ami dont je vous ai parlé, qui subventionnait l’amélioration de la race chevaline, m’hébergea pour prix de mon expérience et des conseils que je voulus bien lui apporter à l’issue de diverses courses expérimentales, ce qui lui valut de ne perdre que très peu d’argent.

Tous les jours, je trouvais un prétexte pour voir Maggie. Les résultats ne tardèrent pas à se faire sentir. Sa chevelure s’épaissit et ses cheveux se mirent à onduler gracieusement. Des reflets d’or rouge commencèrent à y apparaître, leur conférant une richesse opportune.

Petit à petit, sa mâchoire se dessina et ses joues s’incurvèrent sous la saillie des pommettes, qui se firent plus hautes et plus délicates. Ses prunelles se teintèrent d’un bleu défini qui s’approfondit de jour en jour pour devenir presque violet. Ses paupières s’inclinèrent légèrement, donnant à ses yeux de faux airs orientaux. Ses oreilles prirent un modelé délicat ; des lobes y firent même leur apparition. Jour après jour, sa taille se cambrait et sa silhouette prenait du galbe, jusqu’à devenir quasiment sculpturale.

Les gens commençaient à s’interroger. J’entendais d’ici leurs questions :

— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux, Maggie ? Ils sont merveilleux. On te donnerait dix ans de moins.

— Je n’ai rien fait du tout, répondait-elle.

Elle était aussi étonnée que les autres. Tous les autres, sauf moi, bien entendu.

— Vous trouvez que j’ai quelque chose de changé, oncle George ? me demandait-elle.

— Vous êtes charmante, répondais-je, mais je vous ai toujours trouvée charmante, Maggie.

— Vous peut-être, mais moi, je ne me suis jamais trouvée charmante. Je n’y comprends rien. Hier, un hardi jeune homme s’est retourné sur moi. D’habitude, ils passent en courant, en se mettant les mains sur les yeux. Mais celui-ci m’a fait un clin d’œil. J’étais tellement surprise que je lui ai répondu par un sourire.

Je rencontrai son mari, Octavius, à quelques semaines de là, devant un restaurant dont j’étudiais le menu et où il allait entrer pour manger quelque chose. Ce fut l’affaire d’un instant pour qu’il m’invite à me joindre à lui, et d’un autre instant pour que j’accepte.

— Vous n’avez pas l’air heureux, Octavius, fis-je entre deux bouchées.

— Je ne suis pas heureux, répondit-il. Je ne sais pas quelle mouche a piqué Maggie. Elle est tellement distraite en ce moment que c’est à peine si elle se rend compte de mon existence. Elle veut toujours sortir. Et hier…

Son visage arborait l’expression d’un désespoir tellement profond que presque tout le monde aurait eu honte de rire de lui, je crois.

— Hier ? fis-je donc. Et que s’est-il passé ?

— Eh bien, elle m’a demandé de l’appeler… Melisande. Je ne peux pas donner à Maggie un nom aussi ridicule que Melisande.

— Mais pourquoi pas ? Après tout, c’est son nom de baptême.

— Peut-être, mais pour moi, elle s’appelle Maggie et pas autrement. Melisande est une étrangère.

— Mais justement, elle a peut-être un peu changé, dis-je. Vous n’avez pas remarqué qu’elle embellissait ces derniers temps ?

— Si, répondit Octavius, comme si ce mot lui arrachait la langue.

— Et vous ne trouvez pas que c’est une bonne chose ?

— Non, fit-il, encore plus sèchement si c’était possible. C’est ma bonne vieille Maggie avec sa drôle de tête que je veux. Cette nouvelle Melisande passe son temps à s’arranger les cheveux, à essayer de nouvelles couleurs d’ombre à paupière et à enfiler des vêtements neufs et des soutiens-gorge plus grands. C’est tout juste si elle m’adresse encore la parole.

Il acheva le repas dans un silence morose.

Je me dis que je ferais mieux d’aller voir Maggie et d’avoir une bonne conversation avec elle.

— Maggie… fis-je.

— Melisande, s’il vous plaît.

— Melisande, repris-je. J’ai l’impression qu’Octavius n’est pas heureux.

— Eh bien moi non plus, répondit-elle d’un ton acerbe. C’est un vrai bonnet de nuit. Il est de plus en plus casanier. Il ne veut jamais s’amuser. Il critique tout le temps mes vêtements, mon maquillage. Mais il se prend pour quoi, celui-là ?

— Vous disiez que c’était un dieu parmi les hommes.

— Plus bête que moi, on meurt : ce n’est qu’un horrible petit bonhomme avec lequel j’ai honte qu’on me voie. Il serait plus à sa place dans un bocal de formol.

— Vous vouliez être belle rien que pour lui.

— Qu’est-ce que ça veut dire, je voulais être belle ? Je suis belle. J’ai toujours été belle. C’était juste un problème de maquillage et de mise en valeur de ma chevelure. Je ne laisserai pas Octavius se mettre en travers de mon chemin.

Elle ne le laissa pas, en effet. Six mois plus tard, Octavius et elle avait divorcé, et à la fin de l’année, Maggie – enfin, Melisande – était remariée à un personnage séduisant en apparence, mais doté d’une épouvantable mentalité, ainsi que j’eus l’occasion de le constater un soir que je dinais avec lui. Il tergiversa si longuement avant de s’acquitter de l’addition que je redoutai un moment de devoir m’en charger personnellement.

Je revis Octavius un an peut-être après le divorce. Lui, bien sûr, ne s’était pas remarié ; il avait toujours ce physique bizarre qui faisait cailler le lait en sa présence. Nous étions assis chez lui, et l’appartement était encore plein de photos de Maggie, l’ancienne Maggie, toutes plus atroces les unes que les autres.

— Elle doit bien vous manquer, Octavius, lui dis-je.

— Horriblement ! répondit-il. J’espère une seule chose, c’est qu’elle est heureuse.

— Je me suis laissé dire qu’elle ne l’était guère, dis-je. Et je ne serais pas étonné qu’elle vous revienne.

— Maggie ne reviendra jamais, dit-il en hochant tristement la tête. Jamais. Il se pourrait qu’une femme nommée Melisande souhaite revenir, mais je ne pourrais pas la reprendre. Ce ne serait pas Maggie, ma jolie Maggie.

— Melisande est beaucoup plus belle que Maggie.

Il me dévisagea longuement.

— Selon quels critères ? fit-il enfin. Certainement pas à mes yeux.

Je ne devais jamais les revoir, ni l’un ni l’autre.

 

Je restai silencieux un moment, puis dis :

— Vous m’étonnez, George. Vous avez réussi à m’émouvoir.

J’aurais mieux fait de tourner ma langue sept fois dans ma bouche avant de parler…

— Ça me fait penser à quelque chose, mon pauvre vieux, dit George. Vous pourriez me prêter cinq dollars pour une semaine, dix jours grand maximum ?

Je produisis un billet de cinq dollars, hésitai, puis lui dis :

— Tenez. Votre histoire les valait bien. Je vous en fais cadeau. Ils sont à vous.

Comme, de toute façon, tous les prêts à George sont ipso facto des cadeaux…

Sans un mot, George prit l’échantillon de papier-monnaie et le rangea dans un portefeuille qui avait dû en voir de toutes les couleurs. (Il faut croire qu’il était déjà bien arrangé lorsqu’il l’avait trouvé, car ce n’est pas l’usage qu’il en fait qui avait pu le mettre dans un état pareil.)

— Pour en revenir à ma question : vous pourriez me prêter cinq dollars pour une semaine, dix jours au grand maximum ?

— Mais je viens de vous donner cinq dollars, George, répondis-je.

— Ça, c’est mon argent à moi. Ce ne sont pas vos oignons. M’avez-vous jamais entendu faire la moindre allusion à l’état de vos finances lorsque vous m’empruntez de l’argent ?

— Mais je ne vous ai jamais… commençai-je, puis je m’interrompis et lui tendis, en poussant un soupir abyssal, un autre billet de cinq dollars.